L’avenir de l’Eglise : Extrait du livre Esprit, Eglise et Monde, tome 2 De la foi critique à la foi qui agit, Joseph Moingt

Quelle sorte d’Église pourrait être, devrait être demain ? Mais qui répondra à cette question dans l’ignorance très générale de ce que sera demain, un avenir déjà livré à la cupidité de ceux qui sont aux commandes et à l’angoisse de ceux dont le présent n’est même pas assuré ? Les « responsables » ecclésiastiques croient cependant tenir une bonne réponse : l’Église n’est pas à inventer de toutes pièces, elle existe bien ou mal, mais elle est là ; la seule réponse raisonnable est de partir de ce qui existe, de le protéger, de le stabiliser et de l’améliorer. Cela, c’est le choix du bon sens conservateur : changer le moins de choses possible, veiller avant tout au bon fonctionnement de ce qui est en état de marche — c’est la réponse des bons élèves des écoles d’administration de l’Église. Vu qu’elle est déjà, dans nos pays du moins, en état réel de délabrement et en état virtuel de schisme, il n’en restera bientôt plus que quelques îlots de chrétienté tridentine qui ne se poseront plus de questions. Pour le théologien que je suis, qui n’est pas un homme du terrain pastoral, la seule question qui compte est : quel type d’Église sera le plus capable d’annoncer la nouveauté de Dieu au nouveau monde en voie d’éclore ? J’entends d’ici les cris d’effroi que suscite en beaucoup de lieux d’Église l’appel à la nouveauté. Qu’on se rassure : je ne plaide pas pour l’invention d’un Dieu nouveau, seulement pour la fidélité à la nouveauté du Dieu qui s’est révélé en Jésus Christ et que je n’ai cessé d’interroger au long de ce livre.

Question soupçonneuse, je le concède, mais sur ce point également j’invite à ne pas s’inquiéter à l’avance : je sais bien, je l’ai montré un peu partout, que l’Église n’est pas restée en tout point fidèle au Dieu des origines chrétiennes, mais je ne le lui reproche pas, je comprends bien qu’elle a dû s’adapter au monde en évolution dans lequel elle cherchait à s’établir solidement, ce qui lui a imposé beaucoup de concessions ; je ne lui demanderai donc pas de détruire tout ce qui subsiste de ses structures mondaines, mais seulement de laisser advenir dans la nouveauté des temps qui viennent ce qu’elle a conservé de sa nouveauté originelle et qui serait plus propre à annoncer au monde de demain la perpétuelle « bonne nouvelle » de Jésus Christ. Je ne cherche pas, à supposer que j’en sois capable, à imposer une nouvelle forme d’Église « théoriquement » plus conforme à l’Évangile, je souhaite seulement qu’on laisse la place, à côté de ce qui subsiste du passé, à un nouveau type d’existence en Église auquel aspirent d’assez nombreux chrétiens, plus capable de garantir son avenir dans les nouvelles générations, plus conforme aux requêtes de Vatican II, et ensuite, « que le meilleur gagne » ! Mais il est urgent de faire place dès aujourd’hui à cette nouveauté, de lui laisser se trouver une place, sinon, si on s’y résout trop tard, le souvenir de Vatican II se sera estompé des mémoires et les jeunes générations se seront habituées à vivre sans rencontrer quelqu’un qui leur demande « que cherchez-vous ? » et à qui elles auraient envie de répondre « où demeures-tu ? » (Jn 1,38).

Dans le premier parcours de ce livre nous avons eu maintes fois l’occasion de mesurer l’écart entre les pratiques originaires du christianisme et celles de notre temps ; nous y trouverons le programme de recherches dont nous avons besoin. Puisque le baptême est incapable aujourd’hui de garantir la survivance de la foi chez ceux qui l’ont reçu, notre Église aura avantage à se doter de communautés de type catéchuménat, ou « initiatique », aptes à guider les baptisés, jeunes et moins jeunes, à la « suite » de Jésus ; — en se souvenant que les « repas du Seigneur » des premiers chrétiens étaient des temps de connivence fraternelle, ces communautés apprendraient à tenir table ouverte, à accueillir les exclus d’une religion plus rigide et à ne pas pratiquer elles-mêmes l’exclusion ; nous trouverons aussi matière à réfléchir à la « constitution hiérarchique » de l’Eglise en nous rappelant que le sacerdoce sacrificiel s’est installé tardivement dans un oubli total du caractère sacerdotal du peuple chrétien et de la liberté qu’il tient de l’Esprit Saint. Nous veillerons aussi à faire place, à quelque endroit de ces réflexions qui tracent un cadre plutôt qu’un plan de travail, aux nouvelles questions d’ordre éthique que se posent des chrétiens soucieux de vivre « selon l’Évangile » à propos, par exemple, des nouvelles techniques scientifiques, du réchauffement climatique, ou du rapport avec d’autres religions.

Toutefois, aux questions que pose, non exactement l’adaptation de l’Église à de nouvelles mœurs, mais bien la survie de la foi, de l’espérance et de l’existence chrétiennes dans des temps nouveaux qui sont déjà là, notre premier et fondamental souci sera de tirer nos réponses de la nouveauté de la révélation de Dieu dans l’événement de Jésus Christ. Choisir un certain type d’Église, c’est opter en faveur de l’identité du Dieu en qui nous croyons et que nous appelons Père. Les deux disciples de Jean n’osaient pas demander franchement à Jésus qui il était, lui qui venait apparemment prendre la place de leur maître, qu’ils croyaient être le messie attendu ; alors, ils lui ont simplement demandé « où habites-tu ? », pour que nous puissions nous faire une juste idée de toi à partir du lieu d’où tu viens. Puisque l’Eglise est en pleine mutation, dire comment nous souhaitons qu’elle soit, c’est d’avance dire quelle idée de Dieu nous habite, quel Dieu nous voulons annoncer au monde — de même que Jésus, décrivant en paraboles le Royaume de Dieu, révélait de la part de quel Dieu il venait, quel Dieu était son Père ; mais ses auditeurs ne l’ont pas écouté, car ils prétendaient connaître Dieu, eux, le Dieu du passé de leur peuple, alors que le Dieu de Jésus venait de l’avenir de l’homme.

Pour beaucoup de chrétiens, qui se comptent quand ils vont à la messe, le problème de l’avenir de l’Eglise tient au dépeuplement croissant de l’Église. Dans le langage officiel, ce dépeuplement est dû à la propagation de l’indifférence religieuse et de l’athéisme, et on ne pourrait y remédier que par des moyens surnaturels, tout ce qu’on met sous le nom de la « nouvelle évangélisation » : le retour à l’annonce de la foi, surtout à la tradition, au culte eucharistique, à la prière, aux sacrements. Il s’agirait donc de « revenir » au passé chrétien des pays anciennement évangélisés, ce qu’on entend souvent sous le nom de « conversion » : se retourner vers Dieu, revenir à lui, mais par les mêmes chemins au bout desquels nous l’avions reçu. Le problème du dépeuplement de l’Église devient alors celui du repeuplement du clergé, mais d’un nouveau clergé, remis sur les voies de la tradition pour la remettre en vigueur. C’est ce qui se passe sous nos yeux en plusieurs endroits : des prêtres jeunes ou moins jeunes, reconnaissables à leur tenue, issus le plus souvent de nouvelles congrégations ou de communautés charismatiques, prennent des paroisses en main et y remettent de l’ordre en chassant les laïcs, les femmes surtout, des fonctions qu’ils y remplissaient dans la liturgie, la catéchèse et autres services, pas complètement pourtant, car ils ne pourraient pas s’en passer, mais en les plaçant ostensiblement sous leur responsabilité, afin qu’il apparaisse clairement à nouveau que seul l’ordre sacré est le dépositaire des ministères et des rites sacrés, de l’enseignement et de la vie de la foi, de l’autorité et de l’organisation de l’Église. Les laïcs comprennent vite qu’ils sont remis à leur place, et le manifestent souvent et de plus en plus en s’éloignant d’eux-mêmes de l’Église, en sorte que les remèdes appliqués à ses maux réussissent à les aggraver : les paroisses restées ou redevenues traditionnelles, pour ne pas dire traditionalistes, gardent leur monde ou en retrouvent, les autres continuent à en perdre ou sont fermées, et de grands espaces urbains ou ruraux continuent à être vidés de présence évangélique. Là est le véritable mal, qui empêche l’Église de remplir la mission qui est sa raison d’être : aller au monde pour lui porter le salut, et non attendre que le monde vienne chez elle célébrer son salut — on a confondu la parole du salut avec le rite religieux. Et puisqu’il n’y a plus assez de prêtres, et que tout indique qu’il y en aura de moins en moins, le remède ne serait-il pas plutôt de disséminer l’Église : d’inviter les chrétiens à exister ailleurs que dans des lieux de culte ou officiellement d’Église, à installer des communautés de vie et d’annonce évangélique dans le monde où ils vivent déjà, et à aller chercher chez eux et ramener vers soi les gens qui ont besoin de salut ?

Les problèmes de salut auxquels l’Église doit et devra de plus en plus faire face sont souvent et seront de plus en plus des problèmes humains, de souffrance humaine. Rappelons-nous le drame, évoqué par le pape, des familles qui se désagrègent et entraînent dans leur chute la société entière dont elles sont le pilier et la structure. Pensons-nous sérieusement que ce drame est lié essentiellement au divorce, à l’adultère, à la frénésie du plaisir sexuel et que son remède serait le retour aux règles, mœurs et vertus de la famille patriarcale ? Ce serait ne rien connaître de l’évolution historique des sociétés et des conditionnements économiques, financiers, politiques de la vie moderne. La rupture du lien familial commence très tôt avec l’émancipation des jeunes de l’autorité parentale ; il existe maintenant un monde de jeunes qui vivent entre eux, sans forcément quitter la famille, dont ils continuent longtemps à avoir besoin, mais qui font ensemble l’apprentissage de la vie et inventent leur avenir, car ils n’attendent plus et ne doivent plus attendre qu’il leur soit remis clef en main par la famille ; leur milieu de vie est désormais l’école, l’université, le laboratoire, l’atelier, leur regard est tourné vers le monde où ils doivent se faire une place, les examens et les concours les initient à la lutte pour la vie ; il ne peut pas être question pour eux de fonder un foyer, alors que la promiscuité, maintenant générale, entre garçons et filles, privés de l’intimité de la vie familiale, facilite la formation de couples, qui ne peuvent pas être envisagés dans une perspective de longue durée, qui ne seront pourtant pas sevrés de relations sexuelles, dont la fécondité devra être évitée, ce qui pourra poser un jour l’éventualité d’un avortement ; le mariage, quand il aura lieu, subira fatalement les épreuves de cette longue initiation aux libertés du compagnonnage, ce qui explique la fréquence des ruptures précoces du premier lien conjugal et les remariages, les soupçons d’adultère et les disputes qui s’ensuivent, les interruptions de grossesse, les difficultés des familles disloquées et recomposées, qu’aggravent souvent le chômage et la pauvreté ; plus tard viendront les empêchements à prendre soin des vieux parents malades ou impotents et l’angoisse d’accompagner la fin de leur vie. Tous ces problèmes sont d’ordre humain et sollicitent des secours de même ordre.

Mais l’Église ne sait que brandir la loi de Dieu, la menace du péché et de ses sanctions ; elle ne sait même pas reconnaître la large part de responsabilité qu’elle a de cet état de choses, du temps où elle faisait à ses prêtres (le fait-elle encore ?) l’obligation grave de contrôler la vie sexuelle des fidèles et la fécondité des couples mariés, et demandait aux parents de ne pas abriter les amours illégitimes des jeunes ou de ne pas recevoir chez eux un fils divorcé et remarié ; aussi est-elle bien incapable de porter un remède efficace à la crise de la famille. Et n’oublions pas les graves menaces qui pèsent sur l’avenir de l’humanité et qui alimentent les maux de la société et les désordres familiaux : le chômage qui décourage les jeunes et déstabilise les jeunes foyers, la paupérisation qui gagne les classes moyennes et accroît les inquiétudes de l’âge de la retraite, les guerres et les troubles politiques qui déciment des populations entières et jettent des milliers de victimes sur les routes de l’exil à la recherche d’une terre d’asile dont l’accès leur est parcimonieusement ouvert et souvent interdit, et pensons encore aux troubles climatiques annonciateurs de catastrophes et de vastes migrations. Toutes ces menaces mettent en cause la survie de l’humanité mais s’agit-il de son salut ? L’Église a l’habitude de parler du salut de l’âme et du salut éternel, non de celui des corps ni du salut temporel des sociétés. Elle ne connaît guère de remèdes que surnaturels : fuir le péché et les châtiments dans l’autre vie, pour cela obéir à la loi de Dieu, le prier, et se consoler à la pensée du ciel. Cela suffira-t-il à écarter les maux qui nous menacent et dont les causes relèvent de stratégies internationales, de décideurs lointains, inconnus ou collectifs ? Les papes récents ont donné sur tous ces sujets des instructions pertinentes, qui ont éduqué la conscience des catholiques et n’ont pas laissé indifférents des responsables politiques et économiques, sans empêcher pourtant l’aggravation de ces menaces. Le pape François a dernièrement traité des questions écologiques avec des propos et des accents qui ont retenu l’intérêt et suscité la sympathie de nombreuses personnes, mais aussi provoqué la colère d’esprits chagrins qui demandaient de quoi il se mêlait. Mais pouvons-nous en toute quiétude laisser les papes se saisir seuls de phénomènes dont les préalables échappent aux connaissances et aux prises de la plupart des individus, alors que leurs effets néfastes se font sentir partout autour de nous ? Avons-nous quelque moyen d’y remédier ? Oui : procurer aux personnes qui souffrent de ces maux l’aide à notre portée, avec peut- être le concours de quelques autres, et surtout les entourer de notre sympathie, les écouter parler de ce dont elles souffrent et de ce qui les préoccupe, leur montrer que nous nous y intéressons, les agréger à un groupe qui les soutiendra au moins moralement, qui leur rendra courage et espoir. Cette assistance ne suffira pas à changer leurs conditions matérielles d’existence, elle aidera néanmoins ceux qui en sont victimes à les supporter parce qu’ils ne seront plus seuls à en porter le poids : ils auront été réintégrés par ces entretiens dans le circuit des communications entre membres de la communauté humaine.

En quoi cette assistance mérite-t-elle d’être considérée en tant qu’annonce de l’Évangile, et comment s’exercera-t-elle en tant que service d’Église ? Les remèdes d’ordre humain relèvent-ils de l’Évangile et sont-ils du ressort de l’Église ?

Rappelons-nous Jésus se présentant aux foules en homme « doux et humble de cœur », chargé de nos maladies et de nos infirmités », envoyé par l’Esprit Saint « libérer les captifs et rendre la vue aux aveugles » envoyant à son tour ses apôtres à travers le monde pourvus de la même puissance de l’Esprit pour accomplir les mêmes signes de la venue du royaume de Dieu, en leur disant que son Père a « aimé le monde »  pécheur depuis les origines, au point d’envoyer son Fils, non le « juger », c’est-à-dire le punir et le remettre sous la Loi, mais le « sauver » . Le sauver de quoi ? De la mort éternelle, assurément, mais d’abord de tout ce qui est destructeur de l’humanité de l’homme : l’insouciance des autres, l’oubli du secours mutuel, le manque de fraternité, le refus du partage, toute atteinte à la dignité et à la liberté d’autrui et à la joie du vivre-ensemble. Relisons la parabole du père de l’enfant prodigue, opposant l’accueil joyeux du père à la raideur du fils aîné qui refuse de prendre part à la fête des retrouvailles, ou celle du bon samaritain qui met en contraste la compassion d’un étranger hérétique pour un blessé et la répulsion à son endroit d’hommes religieux soucieux de préserver leur pureté rituelle ; pensons encore à tant de paraboles du royaume de Dieu évocatrices de festivités humaines, celle d’un banquet ouvert à tout venant ou celle, plus intime, où le maître de maison attend ses invités pour les servir à sa table ; relisons aussi les enseignements de Paul, saluant dans la résurrection de Jésus la naissance d’une humanité réconciliée avec elle-même et exhortant les fidèles de ses communautés à se supporter mutuellement, à porter les fardeaux les uns des autres, et à ne pas faire injure à la liberté à laquelle le Christ les avait appelés ; rappelons-nous surtout la dernière image que Jésus a tenu à nous laisser de lui dans l’attente de son retour, celle du lavement des pieds des disciples et du partage du pain avec eux : ce serait dénaturer le sens de ces images et la portée de ces leçons et de ces promesses que de les traduire exclusivement en termes de devoirs religieux et d’en rejeter l’accomplissement dans l’éternité, en oubliant que Jésus voyait déjà le royaume de Dieu venir et rassembler auprès de lui les malades qui lui demandaient de les guérir et les pécheurs qui le recevaient à leur table.

Abandonnée dans nos régions par la plus grande partie des chrétiens qui la fréquentaient, manquant de prêtres qu’elle réserve au service des besoins religieux de ceux qui lui sont restés fidèles, l’Église ne doit pas s’estimer quitte du devoir d’aller au monde, il lui reste pour cela la ressource de mettre en œuvre le sacerdoce du peuple de Dieu, celui des laïcs, car c’est ce peuple en entier qui est chargé de cette mission, d’où dépend la vie de l’Église. Elle doit donc inviter les laïcs à annoncer l’Évangile au monde, les autoriser à se réunir et à s’organiser entre eux à cette fin, leur laisser toute liberté pour cela, accepter de disséminer les communautés chrétiennes pour jeter partout à l’entour des semences d’Évangile. Et les évêques, les prêtres et les diacres participeront pleinement à cette œuvre d’évangélisation, pas vraiment nouvelle si ce n’est revenue à ses origines, en allant visiter ces communautés éparses, les former, les instruire, les encourager, comme les apôtres des premiers temps allaient visiter les petits groupes de chrétiens épars dans le monde païen, pour renforcer leurs liens à l’Église universelle, engranger la moisson jaillie des semences qu’ils avaient jetées en terre. Ainsi s’était répandue au commencement de maison en maison la parole de Dieu, et les apôtres se réjouissaient de la voir d’avance traverser les mers et passer d’un pays à un autre. De la même façon se fera la nouvelle évangélisation, se répandra la semence de l’humanité nouvelle, celle que le Dieu des hommes avait faite à son image, jetée dans l’univers, et qui a germé en mettant au monde l’Homme nouveau, une semence de tendresse humaine, de fraternité, qui germe en nouvelles pousses et s’étend de liens d’amitié en liens d’unité, pousses fécondées et liens resserrés par l’amour de Dieu qui répand sa vie dans toute l’humanité et la rassemble en royaume de Dieu. Faute de cet amour, source de dignité et de vraie liberté, l’humanité se dégrade et se désagrège dans des sociétés désarticulées : l’ensemencement de l’Évangile sera œuvre d’humanisation de l’homme par l’homme, « l’œuvre » du Père confiée à Jésus.

L’unité dans la diversité Extrait du livre de Charles Wackenheim, « Christianisme sans idéologie »

Quant aux polémiques doctrinales, il n’est pas rare qu’elles fournissent un alibi aux chrétiens spirituellement inaptes à rechercher l’unité dans la diversité. On pourrait analyser de ce point de vue les controverses touchant la valeur, ou la validité, des rites sacramentels. On voit d’abord les réformateurs du XVIe siècle rejeter catégoriquement la plupart des sacrements traditionnels. Au concile de Trente, Rome réagit en affirmant la nullité des ordinations et des eucharisties célébrées par les « hérétiques ». De leur côté, les Églises orthodoxes refusent depuis le XIe siècle d’admettre la validité des ordinations latines. Autrement dit, chaque Église, persuadée de posséder l’unique vérité sacramentelle, édifie une argumentation destinée à défendre son propre système et à réfuter les systèmes adverses. Comment rompra-t-on le cercle? En prêtant une attention renouvelée à la parole du Christ et en partant de ce qui est concrètement vécu dans les différentes Églises. S’il est vrai, comme le professent tous les chrétiens, que l’Esprit-Saint est à l’œuvre dans le cœur des hommes, ici et maintenant, la foi vivante constitue la réalité fondamentale de l’Église de Jésus-Christ. Au lieu de disserter sur la validité juridique de certains rites, on posera alors des questions tout à fait élémentaires comme celles-ci : « Que disent nos frères chrétiens? Que vivent-ils? A la lumière de l’Évangile et de la commune tradition de l’Église, qu’est-ce qu’un ministère? Qu’est-ce qu’un sacrement? » On s’apercevra que les discussions interconfessionnelles étaient, pour l’essentiel, des querelles institutionnelles sinon verbales et qu’elles ont perdu presque toute signification pour les chrétiens d’aujourd’hui. La question concrète n’est pas de savoir si la pénitence, par exemple, doit être rangée parmi les sacrements ou non. Elle est de savoir comment nous situons la pénitence dans l’existence chrétienne. Autre exemple : le baptême. Chaque Église chrétienne est implicitement disposée à reconnaître l’authenticité du baptême conféré dans les autres Églises. On peut souhaiter que cette reconnaissance devienne explicite et entraîne les conséquences pratiques qui doivent en découler. Mais cela suppose que les chrétiens cessent de raisonner en termes de conformité rituelle.

La réflexion théologique doit intégrer, autant que possible, toutes les dimensions de l’existence concrète au lieu de privilégier l’aspect juridique et institutionnel. C’est ainsi que de nombreux hommes d’Église attribuent l’actuelle impasse des discussions sur l’intercommunion à l’impossibilité, soi-disant insurmontable, de parvenir à une reconnaissance réciproque des ministères chrétiens. Je crains qu’un tel raisonnement ne soit un modèle de sophisme idéologique. L’objection revient en effet à dire : « Du moment qu’un baptisé partage la foi eucharistique d’une autre Église, il peut en principe participer à la célébration eucharistique de cette Église. Mais la théorie juridique de sa propre Église stipule que le ministre qui préside cette célébration n’est pas un vrai ministre et donc qu’il ne fait pas ce qu’il entend faire. D’où l’impossibilité de l’intercommunion. » La question qui vient immédiatement à l’esprit est celle-ci : Que vaut cette théorie juridique? Qui donc l’a établie, et au nom de quels principes? Est-il possible, en régime chrétien, qu’un prétendu vice de forme annule l’amour et la foi? Au nom d’une théorie, on décrète que des croyants ne croient pas et que le Christ ne peut agir que selon les « canaux » de la théorie. J’avoue que j’ai de la peine à me ranger à cette étrange logique. Que craint-on en effet dans le cas de l’intercommunion? Que des chrétiens communient au corps du Christ avec des dispositions insuffisantes ou une foi mal éclairée? Mais peut-on raisonnablement soupçonner des chrétiens qui désirent communier d’obéir à des mobiles inavouables? Et qui donc se porterait garant de la rectitude doctrinale des fidèles dûment homologués qui communient dans leur propre Église? Ou bien craint-on que les fidèles qui communieront dans une autre Église ne posent des actes nuls? Mais il est probable qu’ils ne tiennent pas à être ainsi « protégés » contre l’impuissance de leur bonne volonté! On voit que la problématique est mal engagée. L’intercommunion se pratique tandis que les autorités ecclésiastiques la déclarent impossible. Il faudra bien que le fait et le droit se rejoignent. En tout cas, ce n’est pas la masse des indifférents qui menace d’envahir nos célébrations eucharistiques. Nous sommes en présence de croyants : c’est à partir de la foi vivante que la difficulté sera surmontée, et non pas en vertu d’une quelconque astuce juridique.

Le prestige du système doctrinal (Extrait du livre de Charles Wackenheim « Christianisme sans idéologie »)

Les efforts d’explication et de justification déployés par les Églises ressemblent étonnamment à l’activité idéologique de certains groupes fortement structurés et animés de visées conquérantes. On compare alors l’idéologie d’une Église à l’idéologie d’un parti politique, d’une secte religieuse ou d’une loge maçonnique. Les sociologues entendent couramment par idéologie un système doctrinal destiné à justifier l’existence, l’organisation et les objectifs du groupe qui le secrète. A plusieurs reprises, des analystes ont attiré l’attention sur la parenté structurelle qui existe entre le système doctrinal de l’Église catholique romaine et celui de l’État soviétique. Dans les deux cas, l’autorité centrale s’attribue le monopole de l’interprétation authentique de la doctrine officielle. Elle contrôle les moyens d’information et les canaux de diffusion. Les idéologues professionnels s’attachent à perfectionner l’argumentation, mais ils ne sont pas maîtres du jugement d’orthodoxie. Ils évoluent à l’intérieur d’un modèle doctrinal proposé par d’autres. S’il leur arrive de dévier de la norme, l’autorité les appelle à s’amender et, en cas d’échec, les réduit au silence en les disqualifiant. La censure est exercée par un groupe d’intellectuels dévoués au pouvoir. Sous la haute surveillance de ces derniers, les idéologues exposent inlassablement, par l’écrit et la parole, la bonne doctrine avec ses tenants et ses aboutissants. Le discours idéologique est à la fois abstrait (sous prétexte de rationalité) et simpliste (pour toucher les foules). Il a réponse à toutes les questions, mieux : il décourage toute question. On est en présence d’une logomachie qui est censée livrer la vérité totale et ultime, rejetant toutes les autres opinions dans les ténèbres extérieures. D’où la tendance des systèmes idéologiques à l’intolérance et au fanatisme.

La conséquence historique la plus visible de cette déviation est la distorsion qui existe entre la « doctrine » officielle des Églises et ce que les gens disent et pensent. Il ne s’agit pas d’un simple retard. L’édification d’un système doctrinal a fini par scinder la réalité ecclésiale en deux parts : d’un côté, la vie concrète des chrétiens, avec leurs questions et leur langage. Par ailleurs, le monde clos de la doctrine ecclésiastique, posant d’autres questions et parlant un autre langage. Le schéma marxiste d’une superstructure idéologique rend assez bien compte de ce fait. Apparemment, le système doctrinal mène une existence autonome. Il « fonctionne » selon ses propres lois et indépendamment de la praxis réelle. L’autorité s’efforce d’établir la continuité doctrinale des systèmes successifs, par-delà les hiatus de l’existence historique. Les problèmes reçoivent leur solution du corpus doctrinal qui est censé les avoir prévus. Il n’est pas étonnant qu’une telle procédure soit de moins en moins « reçue » par les chrétiens. L’encyclique Humanae vitae constitue, à cet égard, une nouveauté significative. La réticence du peuple chrétien face à un enseignement de ce type me paraît saine et ne met nullement en question l’authentique magistère de l’Église. Ce qui est contesté, c’est la fausse sécurité que nous attribuons à un système doctrinal à visées universelles. Les chrétiens ne sont pas appelés à professer une vérité intemporelle et impersonnelle : c’est le Christ qui est la Vérité et c’est l’Esprit personnel qui nous conduira vers la vérité tout entière. Les chrétiens sont appelés à la liberté, y compris à l’égard « des doctrines humaines »

L’idéologie (extrait du livre de Charles Wackenheim « Christianisme sans idéologie »)

Le concept d’idéologie comporte une nuance péjorative et polémique qui complique singulièrement la tâche de l’analyste. L’idéologie, c’est le système d’idées, ou la manière de penser, dont se prévaut mon adversaire : un tel est mon adversaire parce qu’il professe des idées que je combats et, à l’inverse, étant mon adversaire, il ne peut que professer une ou des idéologies. Tout se passe comme s’il suffisait d’articuler le grief d’idéologie pour disqualifier des positions que l’on rejette. Le marxiste appelle idéologies les théories (économiques, sociales, éthiques, philosophiques, religieuses) qui lui paraissent inconciliables avec le matérialisme historique; de la part du positiviste, le reproche d’idéologie s’adresse à tous les modes de connaissance qui s’écartent d’un schème épistémologique érigé en dogme; les idéologues politiques de toute obédience anathématisent les doctrines adverses au nom de la vérité sociale qu’ils croient posséder. De manière analogue, des théologiens chrétiens entendent démontrer que la foi authentique s’oppose aux idéologies réputées incompatibles avec elle. Mais, dans tous ces cas, l’analyse sémantique repose sur un présupposé manichéen; les paramètres sont truqués. En particulier, la notion d’idéologie se trouve, chaque fois, définie sur mesure. Des concepts ainsi prédéterminés n’ont aucune valeur opératoire.

Martine Sevegrand La sexualité, une affaire d’Église? De la contraception à l’homosexualité

L’auteur avait proposé en 2008 une première étude sur l’affaire de l’encyclique Humanae Vitae, qui en 1968, avait condamné la contraception. Des questions déjà anciennes ne pouvaient plus être éludées : l’Église catholique a-t-elle peur de la sexualité ? Celle-ci est-elle de son ressort ? Une nouvelle édition, complétée et enrichie, s’imposait au moment où on assistait à la mobilisation du Vatican et de l’épiscopat français contre le mariage homosexuel. On sait que Humanae Vitae a provoqué la désertion des églises par nombre de catholiques, en particulier de femmes et parfois même aussi de prêtres. On sait moins qu’elle a été suivie par des déclarations des épiscopats du monde entier, certains, comme en France, l’interprétant pour tenter d’en atténuer la portée.

Mais, paradoxalement, le magistère romain en a fait le point de départ d’une reconquête de son autorité sur l’Église toute entière. En imposant Numance Vitae Paul VI, puis Jean-Paul II et Benoît XVI ont entrepris de mettre au pas les épiscopats comme les théologiens. Ils n’ont fait qu’accentuer le fossé qui sépare l’Église de la société moderne.

Au moment où une rupture de pontificat révèle les incertitudes qui parcourent l’Église catholique, il faut bien constater que le sexe ne cesse de constituer un terrain majeur de l’affirmation catholique traditionnelle et d’interpeller la prétention de celle-ci à incarner une « loi naturelle ». C’est tout l’enjeu de ce livre stimulant qui poursuit le débat sur des positions trop souvent superficielles.

Martine Sevegrand, historienne, est spécialiste du catholicisme français contemporain et membre associée au Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (CNRS). Elle a déjà publié: Les enfants du bon Dieu. Les catholiques français et la procréation au XX’ siècle, Albin Michel; L’amour en toutes lettres. Questions à l’abbé Viollet sur la sexualité (1924­1942), Albin Michel; Vers une église sans prêtres. La crise du clergé séculier en France (1945­1978), Presses universitaires de Rennes; Vatican Il (1959-1965). Feuilleton d’un concile en 34 épisodes, Ed. Golias.

Collection Disputatio dirigée par Jean-Pierre Chrétien Editions Karthala, 2013 IBSN : 978-2-8111-0892-2

Peut-on vraiment rester catholique ? Joseph Doré

Voilà le titre du dernier petit livre de Joseph Doré, théologien et ancien archevêque de Strasbourg. (Editions Bayard, novembre 2012). A priori, en lisant ce titre, on peut être surpris et se dire : « Joseph Doré a-t-il vraiment envie de quitter l’Eglise catholique ? » Et il faut reconnaître que dans notre monde de la communication avec des slogans chocs, plus d’un pourra se laisser attraper, en pensant cela. Mais quand on écrit un livre, on aime aussi le vendre !

En fait pour Joseph Doré ce n’était jamais sa vraie problématique. Ses doutes dans la foi ne lui ont jamais fait envisager de quitter l’Eglise catholique. Son objectif est plutôt de dire « On peut vraiment rester dans l’Eglise catholique » alors qu’on sait que massivement certains, sur la pointe des pieds, d’autres avec grand fracas, la quittent pour diverses raisons.

Il dit lui-même (p 97 – 98) : «  Chaque fois que, dans sa parole, l’Église s’exprime comme s’il lui suffisait d’édicter le vrai et le bien, au lieu de se préoccuper d’abord d’en témoigner vitalement et ensuite d’en rendre possible la réception et la reconnaissance de la part de ceux auxquels elle s’adresse ; chaque fois que, dans sa célébration, le décorum, le sacral, le faste, les vieilleries ou l’insolite l’emportent sur l’appel à la « participation active » et sur l’invitation à prolonger dans la vie ce qui a été partagé dans le culte ; chaque fois que, dans les interventions de ses responsables de tous niveaux, elle tend à se concentrer sur elle-même, sur la reconnaissance de son « autorité » et de son « pouvoir », au lieu de s’ouvrir ad extra et d’aller, avec les moyens qui lui sont propres, vers les hommes tels qu’ils sont dans le souci de les appeler et de les aider à faire croître en eux et entre eux le sens du service et la fraternité, à chacune de ces fois, oui, elle doit bien se dire qu’elle est en train de manquer à sa mission »

Et il explique (p 70 – 71) :« Il faut d’abord ouvrir les yeux sur ce qui se passe réellement aujourd’hui dans le monde qui est le nôtre, qu’on le veuille ou non. Non seulement le temps du cléricalisme et du triomphalisme ecclésiastiques est révolu. Mais d’une part, notre propre histoire et notre propre présent comportent suffisamment de manques et de fautes pour qu’on n’ait pas d’autre choix que de renoncer à faire de haut la leçon à qui que ce soit ; et d’autre part, si assurés que nous puissions être de l’excellence de la voie chrétienne, rien ne nous autorise à poser d’emblée qu’il n’y aurait hors de nous qu’erreur, déviances ou même seulement que « pierres d’attente », sans qu’aucune lueur de vérité n’ait filtré avant, ailleurs ou autrement, ni dans l’histoire de l’humanité entière ni dans l’existence de chacun de ses membres. »

Il nous dit donc clairement que le temps de la chrétienté est révolu et que les nostalgiques d’un passé qu’ils aimeraient restaurer, pensons aux messes en latin, doivent ouvrir leurs yeux et se rendre compte qu’ils deviennent des martiens pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui.

Mais qu’est ce qui compte vraiment dans la vie de Joseph Doré ? Sa référence centrale et unique est « A cause de Jésus ». Beaucoup de personnes s’y retrouvent sur ce chemin, priorité à l’Evangile, à l’humain et aux chemins d’humanisation. Que les catholiques s’y retrouvent, cela est heureux. Mais il n’est nul besoin d’être catholique pour arriver aux mêmes conclusions. Suivre Jésus, c’est aussi prendre en compte son esprit critique vis-à-vis des institutions religieuses, ce qui lui a d’ailleurs coûté la vie, et son accueil inconditionnel de tous ceux qui s’adressaient à lui, sans se poser la question s’ils étaient divorcés remariés, homosexuels ou des sans papiers. Précisons que le contraire n’a pas été dit dans ce petit livre où en plus on ne peut pas tout dire. Mais affirmer avec force que Jésus aime chaque personne, quelle que soit sa condition et ce qu’elle a fait, aurait réconforté bien des blessés de la vie et aurait donné bien des raisons d’être attaché  à lui.

Il est cependant rare que dans un livre, que par ailleurs je vous invite à lire, ne se trouve pas une phrase que l’on n’apprécie guère. Il s’agit (p 92) de « L’Eglise et le Christ, c’est tout un », et il précise qu’il parle de l’Eglise catholique, hiérarchie comprise, avec une référence malheureuse à Jeanne d’Arc. Où est le dialogue œcuménique, le dialogue interreligieux, le dialogue interconvictionnel ? Ne confondons pas adhésion à Jésus Christ et à son Evangile, avec adhésion à l’Eglise catholique. Ne confondons pas Eglise et Royaume de Dieu.

Il ne s’agit pas d’aller complètement dans la direction opposée en rejetant l’Eglise catholique, comme le font certains, mais je pense que Joseph Doré n’arrive pas à prendre suffisamment de recul pour analyser de façon critique la collusion entre le message de l’Evangile et l’idéologie de l’Eglise catholique. Jésus, qui n’était ni catholique, ni protestant, mais juif, c’est bien lui qui a fondé l’Eglise catholique et institué les prêtres le soir du jeudi saint, n’est-ce pas ? Une analyse critique de cette dernière phrase est aussi nécessaire si on souhaite être crédible vis-à-vis d’autres chrétiens, croyants ou chercheurs de Dieu.

Un catéchisme au goût de liberté

Dans la note avec indications pastorales pour l’Année de la foi, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi parle 18 fois du Catéchisme de l’Eglise catholique, un vrai matraquage. Par contre il est question seulement 2 fois de la Parole de Dieu et aucune mention de la lecture de la Bible. Or la foi n’est pas avant tout « croire à un certain nombre de vérités » Elle se situe dans la réponse de l’homme à l’initiative de Dieu. Ce qui signifie que la Bible est beaucoup plus importante que le catéchisme universel. Cependant un catéchisme pourrait avoir un tout autre rôle que d’asséner un ensemble de vérités. Avec les avancées de la modernité, les vérités transmises, prescrites, ne s’imposent plus. Il s’agit moins d’être conforme que d’être authentique. C’est dans cet état d’esprit que Jacques Gaillot et Alice Gombault ont écrit « Un catéchisme au goût de liberté ». Il y a une centaine de petits chapitres, tous évocateurs de sens, porteurs de vie et ouverts à l’avenir. Je vous propose celui qui est intitulé « S’ouvrir à la tolérance »

La tolérance est une valeur en progrès Elle est plébiscitée et jugée indispensable pour le vivre ensemble. Près de 80 % des personnes interrogées dans les sondages disent leur accord avec la proposition suivante : respecter les autres quelles que soient leurs origines.

Ce qui n’empêche pas que nous puissions nous montrer intolérants. Nous nous heurtons aussi à des gens intolérants qui, tout en affichant une attitude dure et intransigeante, révèlent en même temps une grande fragilité : la fragilité de celui qui se voit condamné à l’inexistence s’il permet à l’autre d’être lui-même. Il s’enferme en effet dans une logique exclusive : ou lui ou moi, mais pas les deux. On s’en rend compte quand on aborde des sujets qui fâchent, comme la présence des étrangers, la guerre, la peine de mort… Il s’agit d’une différence de valeurs et surtout d’une autre image du monde, incompatible avec la mienne.

L’image du monde que chacun se forge s’élabore au sein d’une culture, au gré des expériences personnelles et collectives. Elle donne sens et cohérence au monde dans lequel on vit. On n’est pas loin d’y voir la vérité du monde, car bien souvent on prend l’image du monde pour la réalité du monde. Quand Christophe Colomb a découvert l’Amérique, il allait de soi que, pour lui, la civilisation qu’il représentait était supérieure aux autres, et que l’homme blanc était fait pour dominer les hommes noirs.

Lorsque des idéologies, notamment les idéologies religieuses, viennent confirmer, « absolutiser », voire sacraliser, cette image du monde, celle-ci prend une objectivité qui la rend évidente. Comment remettre en cause ce qui est évident. L’autre, qui apporte un point de vue différent, ne peut être que dans l’erreur.

Soit il accepte de se plier à la vision commune, soit il disparaît, sa présence constituant une menace pour la cohérence individuelle et collective. On voit là l’origine de l’esprit de croisade, des conversions forcées, des intégrismes et des génocides. Même si l’opinion publique perçoit mieux ce qu’il y a d’inacceptable dans l’intolérance, la fragilité identitaire reste toujours à l’œuvre pour imposer sa façon de voir, ses coutumes, sa religion, son Dieu.

Cependant, les brassages de population ne cessent de s’intensifier et font vivre dans un pluralisme culturel et religieux qui rend caducs les replis identitaires. Une autre attitude est possible : être tolérant.

La tolérance n’est pas le règne de l’indifférence ni celui du laisser-faire. Elle est la capacité de s’enrichir de la différence d’autrui. Elle est accueil et respect des convictions de l’autre. Elle peut devenir émerveillement devant une image du monde qui révèle, autrement que la mienne, la multiplicité des facettes de la réalité. Elle élargit la représentation étriquée que je m’étais faite de Dieu. Sa logique est inclusive : lui et moi. Il n’y a plus de concurrence et de logique pouvant aboutir à l’extermination, mais convivialité, enrichissement et transformation mutuelle. Nous avons le sentiment d’appartenir à la même humanité.

C’est est au nom de la tolérance que les régimes démocratiques ont introduit le principe de la laïcité, garante des chances égales données à chacun. La laïcité empêche, par exemple, une idéologie religieuse de s’imposer au détriment des autres, de se livrer à des brimades ou autres pressions partisanes. En même temps, elle favorise l’épanouissement spirituel de chacun.

La tolérance est une attitude cohérente avec la foi chrétienne, qui n’est pas possession de la vérité, mais quête de celle-ci, qui n’est pas installation dans un donné révélé, mais ouverture à l’infini de Dieu.

La Bataille du Vatican 1959 – 1965

Tel est le dernier livre de Christine Pedotti, cofondatrice de la Conférence catholique des Baptisé(e) Francophones. Pourquoi écrire un pavé de 570 pages alors que des dizaines d’ouvrages ont déjà été écrits sur le sujet ? Dès que vous en commencez la lecture, vous vous apercevez que c’est un livre tout à fait à part. Il ne s’agit pas d’un traité de théologie. Il s’agit d’une histoire d’hommes et non une histoire d’idées. A partir de très nombreuses chroniques, Christine Pedotti a mis en scène ces hommes, pape, cardinaux, évêques, théologiens, journalistes et on assiste à leurs débats et à leurs questionnements. Tous aiment leur Eglise mais suivant qu’ils sont conservateurs ou progressistes ils expriment plutôt leurs craintes ou leurs espoirs durant le déroulement du Concile Vatican II. Tous ont conscience qu’ils sont les acteurs d’un événement important.

Voici un extrait où intervient le cardinal Siri, conservateur, qui avait été papable lors de l’élection de Jean XXIII. Cela se passe tout au début du Concile

« Dans son dos, il avait entendu une conversation qui lui avait semblé bien malvenue dans un moment pareil. Les cardinaux Frings, Döpfner et Confalonieri s’entretenaient avec une certaine animation d’un message que le concile devrait adresser « au monde ». Il n’avait pu s’empêcher de se retourner et de marquer sa stupéfaction. Il n’avait pas eu le temps de se mêler à la conversation car on annonçait l’arrivée du pape. Mais il était resté dans un sentiment de malaise. Comment pouvait-on en de telles circonstances songer au monde et se trouver d’autres devoirs que ceux que l’on a vis-à-vis du Seigneur et de Sa Sainte Église ? Cette incroyable légèreté de la part d’hommes si considérables l’avait alerté […]. Le cardinal Siri demeurait convaincu que les temps actuels nécessitaient que l’on demeure ferme et vigilant dans le combat de la foi. Le monde s’éloignait de la sainte religion à grands pas. À bien des égards, la foi se perdait. L’athéisme progressait, ainsi que l’indifférence. Mais le pire était sans doute que, dans bien des consciences qui se croyaient encore chrétiennes, le souffle putride du relativisme était passé. L’époque connaissait une grave crise de l’autorité. L’obéissance n’était plus enseignée avec suffisamment de fermeté comme la première des vertus chrétiennes. On voyait partout pasteurs et théologiens négliger la sainte doctrine enseignée de façon constante et sûre, confirmée par les souverains pontifes, et se laisser séduire par des théories aventureuses. Non, en des circonstances si périlleuses pour la foi, le concile devait d’abord affirmer l’unité visible de l’Église autour du successeur de Pierre, unanime dans sa foi. Le concile se devait de réaffirmer avec force et conviction la vérité que le Seigneur lui avait confiée, vérité que nul ne pouvait ni altérer, ni atténuer, ni « adapter ». La miséricorde que l’on devait au monde, c’était celle de la vérité. Quant à l’erreur, il fallait la condamner sans faiblir. »

Ce cardinal reflète bien la mentalité d’avant le Concile : aucune ouverture au monde, obéissance inconditionnelle au pape même si on n’est pas d’accord avec ses décisions, une peur bleue de la modernité, la certitude de détenir la vérité et la condamnation de l’erreur. Vatican II est en rupture avec cette vision des choses, mais les conservateurs, à commencer par Benoît XVI, sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Ils voudraient imposer l’idée que Vatican II se situe dans la continuité de ce qui a précédé.

La sortie de religion, est-ce une chance?

Tel est le titre du livre qu’ont écrit conjointement Michel GIGAND, Michel LEFORT, Jean-Marie PEYNARD, José REIS et Claude SIMON, à la fois ouvriers et prêtres dans le Calvados, qui se rassemblent chaque semaine en équipe depuis plus de vingt ans. La condition ouvrière, leurs engagements dans le Mouvement ouvrier (SUD Solidaires et CGT) et dans des organisations citoyennes les ont profondément changés au fil des années.

Le processus de sécularisation, qui touche les sociétés occidentales et spécialement la nôtre et qui est vu négativement dans certains milieux chrétiens, a interpellé ces prêtres ouvriers qui, eux, y voient une chance. Les réflexions du théologien Joseph Moingt et du philosophe Marcel Gauchet sur « le christianisme comme religion de la sortie de religion » les ont beaucoup marqués. Ils décrivent la religion de leur enfance (hélas encore parfois actuelle) comme une religion englobante détentrice du « salut » avec ses interdits et ses accommodements… La vie quotidienne avec des travailleuses et des travailleurs qui, très majoritairement, ne partagent pas la foi chrétienne les a bousculés. Les luttes syndicales pour plus de justice et pour changer une société devenue si inégalitaire ont remis en cause bien de leurs façons de voir et aussi de croire. Ils essaient de décrire ces changements importants ainsi que leurs évolutions dans la façon de lire la Bible, de l’appréhender, et d’en comprendre le message pour aujourd’hui. Ils expérimentent que la foi chrétienne dépasse la religion qui la porte ; les premiers chrétiens ont dû dépasser leurs religions, juive ou païenne, pour témoigner du message universel de Jésus, tel que l’a mis par écrit le « collectif Jésus » à la fin du premier siècle. Vivant dans un contexte de sortie de religion, leur conviction est que les chrétiens, à leur place et parmi d’autres, sont invités à être des acteurs de la réussite de l’humanité. Ils nous proposent de saisir cette chance.

Laissons-leur la parole :

Claude Simon 

 C’est la vie quotidienne  avec cette multitude de militants de tout poil embarqués dans un même combat syndical, humanitaire, pacifiste, antiraciste… qui m’a fait découvrir Celui en qui j’ai fait le pari de croire et dont j’essaie, vaille que vaille, de témoigner : un Dieu qui vient vers moi et que je peux rejoindre en le recevant, un Dieu en mouvement, un Dieu actuel dont le visage est Jésus-Christ, l’Homme qui m’aide à me dépoussiérer de mes certitudes, l’Homme qui rend libre et nous aide à devenir vivants. Un Dieu en mouvement, donc un Dieu pas fini, un Dieu présent mais en même temps futur, un Dieu actuel mais en même temps à-venir, un Dieu qui devient de plus en plus Dieu à mesure que l’humanité devient de plus en plus humaine. Et cela, ça dépend de nous car Dieu croit en l’homme et nous demande de prendre le relais de son Fils. Comme le dit Madeleine Delbrel : « L’Évangile n’est pas seulement l’histoire du Dieu vivant, c’est l’histoire du Dieu à vivre ! »

Michel Lefort 

À notre époque surtout, la religion catholique est fixée sur son identité, sur ses problèmes internes, et ne s’intéresse pas aux problèmes des hommes de notre temps. Réintégrer le latin dans la liturgie, en faire un problème médiatique, alors que des millions d’hommes souffrent des effets du capitalisme et les réduit, peu à peu, à des vies de sous-hommes, et que cela ne semble pas la concerner, montre le peu de cas qui est fait des Évangiles et de l’esprit qui les traverse. La religion catholique, dans ce cas, est réduite à des rites, à des pratiques cultuelles et perd son attraction évangélique…La religion ne redeviendra intéressante (digne d’intérêt) pour les hommes d’aujourd’hui que si l’Église catholique (pour nous) vit des Évangiles, et que cela se voie. On a notre responsabilité, à notre petite place, mais il faut s’attaquer à une montagne… Raison de plus pour essayer…

José Reis

En 1971, à mon arrivée en France, l’entrée au travail donne un grand coup d’arrêt au peu qui me reste d’ancrage de ma vie comme membre d’un ordre religieux. Le cultuel est mis de côté et donne place entièrement au combat pour la dignité de l’homme. La foi d’avant, la foi dans un Dieu qui peut tout et qui domine tout, est remplacée par une foi dans l’humain. Maintenant je crois au combat pour la dignité de l’homme en tous ses aspects, mais gardant la foi dans le Dieu révélé par Jésus Christ, le Dieu des petits et des pauvres, cela m’amène, occasionnellement à le célébrer par des actes cultuels. Je crois qu’un jour viendra où ce sera à l’homme d’aider Dieu et non à Dieu d’aider l’homme à sauver l’humanité.

Michel Gigand

Petit à petit la religion catholique « officielle » me devient de plus en plus insupportable. Progressivement et souvent insensiblement des détachements s’opèrent. Et cela va se faire parce que des pratiques chrétiennes autres au coeur de la vie profane vont prendre place. Cela me devient de plus en plus insupportable de participer à un culte coupé de la vie avec des sermons, des discours, ou bien qui plagient les lectures bibliques faites comme si c’étaient des textes d’aujourd’hui, ou bien qui déversent une morale dogmatique où l’on ne sent pas la tendresse du Dieu de Jésus envers tous les humains. Des vieux textes d’un autre temps sont lus sans donner le contexte de l’époque, comme si le Dieu de Jésus se moquait de l’histoire humaine. J’ai tellement été marqué par un passé de chrétienté que j’ai du mal à me laisser imbiber par ces convictions. J’ai du mal à entrer dans la conviction que le divin se trouve là au coeur du profane : j’ai encore trop souvent tendance à le chercher ailleurs. N’est-il pas depuis si longtemps dans les tabernacles, dans les églises bâtiments, dans des choses sacrées… C’est dur de se défaire d’un imaginaire social de chrétienté. Pour moi personnellement, à la fois je crois qu’aujourd’hui je suis capable de vivre de la foi chrétienne libératrice sans obligation de religion et, à la fois, je pense que cela peut aussi me convenir de vivre des actes religieux dans la mesure où ils sont célébrations, partages, reconnaissance, révélation de la présence de l’Esprit au coeur de l’humanité. Une religion de chrétienté hiérarchique, non démocratique, dogmatique, intransigeante : NON ! Une foi chrétienne porteuse du message libérateur de Jésus, ouverte et tolérante : OUI !

Jean Marie Peynard

Dans toutes ces années de travail dont vingt-cinq passées aux PTT, et maintenant à la retraite, j’ai pu partager avec les collègues de travail et les militants syndicaux beaucoup de revendications et de valeurs communes de solidarité et de luttes pour la défense des services publics et des droits des salariés. Ce faisant, s’est forgée de plus en plus la conviction de participer à une humanité en marche pour un avenir meilleur qui, je le crois, a quelque chose à voir avec le Royaume annoncé par Jésus.

Le livre est publié chez l’Harmattan, décembre 2010

Entre la routine et la magie, la messe

La réorganisation des horaires des messes, suite à la diminution du nombre de prêtres, a fait réagir plus d’un et espérons le a fait se poser des questions sur le sens de la messe. Il est vrai que deux écueils nous guettent. La messe, si nous n’y prenons garde peut devenir une routine ou un acte magique. La routine a pour conséquence de banaliser la démarche au point qu’on ne sait plus très bien pourquoi on va à la messe. Cela peut conduire les personnes conformistes à s’aliéner dans un ritualisme légaliste, source d’identification sécurisante et d’autres à abandonner une pratique dont ils ne voient plus l’intérêt.

A l’opposé, dans la ligne de l’idolâtrie dénoncée par les prophètes d’Israël, la magie se nourrit de la prétention de l’homme religieux à opérer son salut par des moyens dont il a la maîtrise. Ces moyens consistent de préférence en paroles et en conduites rituelles. A reconnaître aux rites correctement célébrés une efficacité quasi mécanique, on en vient à négliger dangereusement ce qui donne tout leur sens aux sacrements chrétiens, c’est à dire la démarche de foi par laquelle l’assemblée reçoit de Dieu, par le Christ et dans l’Esprit, le don du salut.

Le congrès eucharistique de Lourdes de 1981 définit en sept têtes de chapitres les divers moments de l’action eucharistique : l’Eglise se rassemble, proclame la parole de Dieu, rend grâce au Père, fait mémoire du Christ, fait appel à l’Esprit Saint, communie au corps du Christ et participe à la mission du Christ.

Cette dynamique existait déjà dès le début du christianisme. Cependant au Moyen Age, il y eut une inflation de messes et on pensait que plus le nombre de messes auxquelles on assistait était important et meilleure était notre vie de chrétien. Certains prêtres célébraient aussi des messes tout seuls, sans fidèles. Les lecteurs d’un certain âge se souviennent sans doute de prêtres qui célébraient une messe sur un autel latéral pendant que les fidèles étaient censés suivre la messe de l’autel principal. Comme gamin je m’amusais à voir lequel des prêtres allait le plus vite. Avec l’importance grandissante du rôle du prêtre au cours de l’histoire, d’acteurs les laïcs devinrent spectateurs. Qui ne se souvient de personnes récitant le chapelet durant la messe. Vatican II a partiellement rétabli l’équilibre, mais la majorité des fidèles gardent toujours une attitude passive, ce qui démobilise nombre de personnes et notamment les jeunes. Dans la mentalité catholique la messe a été tellement majorée que toute autre célébration est considérée comme mineure et souvent on pense que le fait d’assister à la messe est l’essentiel de la démarche chrétienne, oubliant ou négligeant la prière, la recherche spirituelle ou l’engagement dans la société et le service de nos frères.

Si nous ne voulons pas que la messe devienne routine ou magie, nous sommes amenés à nous poser des questions bien plus fondamentales que celles de savoir si on y va le samedi ou le dimanche ou si nous chantons en latin ou non.

Cet article s’inspire du livre de Charles Wackenheim portant le même titre