L’Eglise est-elle experte en humanité?

Nous touchons là du doigt un point particulièrement problématique, qui d’ailleurs nous renvoie de manière générale au rapport que l’Église, en tant qu’institution, entretient avec les sociétés et le monde. Il s’agit de la question de la « loi naturelle », déclinaison de cette Vérité dont l’Église se voudrait l’unique détentrice. Différente de la « loi naturelle », l’idée d’un « droit naturel » est fort ancienne. Celui-ci pourtant s’est toujours élaboré dans le débat, et n’a jamais pu s’imposer autrement que par le consensus pour une raison évidente : si le droit dont il s’agit est bien « naturel », alors toutes les parties qui ont vocation à s’y soumettre en percevront l’universalité et la pertinence. Une large partie du droit international – exception faite des législations techniques ou « régionales » – est d’ailleurs d’une certaine façon l’héritière d’une telle conception du « droit naturel », qui présente un contenu ouvert avant que l’humanité politique, par l’entremise de ses représentants, n’en révèle unanimement – en principe du moins – une dimension particulière, qui alors s’imposera à tous. Ce n’est pas, comme dans le « droit positif », un simple fait majoritaire, où une communauté particulière se donne les lois qui la gouverneront, mais l’assentiment unanime à un commandement humain fondamental qui, à ce titre, est également légitime pour tous.Or, avec la « loi naturelle » dont l’institution ecclésiale se veut la révélatrice et la gardienne, nous voilà placés à un tout autre plan. Il ne s’agit plus d’un contenu ouvert, dont la recherche s’effectue dans le temps et qui s’impose dans le consensus, mais d’un contenu à jamais clos, révélé à un moment donné, qui n’appelle pas la compréhension et l’assentiment unanime mais l’obéissance. Une telle « loi » est-elle l’expression unanime d’une communauté humaine – l’Église – qui à travers le débat et le consensus l’aurait validée, en conscience et, à la lumière du « sensus fidei », validée ? Non. Une telle « loi » nous fut-elle laissée en héritage par Jésus ? Pas plus. C’est pourtant au nom de la « loi naturelle » que l’Institution entend régir les choix de vie privée, non seulement des chrétiens, mais de l’humanité tout entière. En son nom, les femmes se voient attribuer une place particulière dans le monde, indissociable de leur rôle – leur vocation ? – d’épouses, de génitrices, de mères. En son nom, la sexualité des individus est normée et le cas échéant condamnée, comme c’est le cas pour les homosexuels. En son nom, les corps sont contrôlés, la contraception et l’avortement proscrits, les contrevenants chrétiens excommuniés – comme ce fut récemment le cas lors de la terrible affaire de Recife au Brésil, avec le soutien de la Curie romaine, et malgré la protestation de la Conférence des évêques du Brésil. Que l’Église place au sommet de ses préoccupations la défense de la vie, cela est légitime. Mais est-il évangélique qu’en tant qu’Institution, sans considération des situations et des contextes particuliers, elle condamne plutôt qu’elle n’accompagne, elle proscrive plutôt qu’elle n’enseigne ? N’est-ce pas là confondre les moyens et les fins ?Tout aussi fondamentalement, quelle est la compétence de l’Église-Institution à définir, contre l’avis de scientifiques qui y consacrent leur vie – dont, certes, la parole n’est pas d’Évangile, mais contribue néanmoins à éclairer les débats –, ce qu’est la nature humaine, y compris au plan biologique ? C’est tout le problème en son temps soulevé par l’encyclique Humanae vitae, et dès lors jamais vraiment résolu. Dans un contexte d’extrême complexité ouvert notamment par les développements scientifiques et techniques, appartient-il à l’Église d’affirmer – sans contestation possible – et de défendre – à la différence d’un saint Thomas d’Aquin par exemple – qu’un amas de cellules embryonnaires est une « personne », contre l’avis d’experts en bioéthique dont personne ne pourrait sérieusement penser qu’ils sont de dangereux criminels ? Alors que la « loi naturelle » repose sur une conception fixiste – figée, donnée et connue une fois pour toutes – de la Nature, celle-ci, à l’instar d’ailleurs de la vie même qui l’anime, ne cesse d’évoluer. Comment la «loi naturelle », introuvable dans la Nature comme dans les textes, n’évoluerait-elle pas parallèlement ? Une telle posture de l’Institution ne la discrédite pas seulement aux yeux des non-chrétiens, elle jette un voile de soupçon sur l’ensemble de sa parole aux yeux d’un nombre grandissant de chrétiens, et cela depuis longtemps.

L’Église est-elle «experte en humanité », comme le proclamait naguère Paul VI aux Nations unies et, plus récemment, Benoît XVI ? Si elle l’est, sauf le respect de son Institution, ce ne l’est ni plus ni moins que d’autres. Si elle l’est, c’est parce que – organisation d’hommes faite par des hommes – elle expérimente intimement le génie comme les faiblesses du reste de l’humanité. Le drame de l’institution romaine – ce qui rend d’ailleurs les griefs qu’on pourrait lui faire moins radicaux –, c’est qu’elle demeure convaincue d’être responsable de l’avenir de l’humanité. Or, plus qu’une nuance, il existe un fossé entre le fait d’être responsable du devenir du monde, et le fait d’en assumer pleinement sa part de responsabilité. C’est pourquoi l’Église ne saurait légitimement et efficacement faire le bonheur de l’humanité sans elle ou malgré elle, sans prendre en considération les valeurs non chrétiennes qu’elle porte, sans dialoguer vraiment, dans un esprit d’écoute et d’amour, avec elle, sans être en sympathie avec ses préoccupations, ses angoisses, ses aspirations. Il est aisé de comprendre que l’Institution vaticane, qui fut si longtemps un pouvoir temporel parmi tant d’autres – voire à certaines époques le premier – ait du mal à quitter une posture de « surplomb » par rapport au monde. C’est pourtant en se mettant au service de l’humanité, et d’abord au service des plus petits de ses membres, dans un esprit de don gratuit et d’amour, que l’Église pourra, en tant qu’Institution et en tant que communauté humaine, continuer à cheminer vers Dieu et à accompagner ce que nous appelons son Royaume tel qu’il émerge, lentement mais concrètement, dans ce monde, grâce à des artisans de toutes les origines et de toutes les croyances. Tel est le prix de notre fidélité à l’Évangile de Jésus.

 

p 148 – 152 du livre de Karim Mahmoud-Vintam « Pour une Eglise Autre » octobre 2009 Les Editions de l’Atelier 

Karim Mahmoud-Vintam est président de l’association nationale « Nous sommes aussi l’Église » (NSAE), membre de la fédération « Les Réseaux des Parvis » ; il est directeur éditorial de la maison d’édition Temps Présent. II enseigne la géopolitique à l’Institut d’études politiques de Lyon et anime la partie francophone du site http://www.madmundo.ty qui explore les enjeux humains de la mondialisation contemporaine.

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