Voici un extrait du livre de PIETRO DE PAOLI « Lettres à un jeune prêtre » Plon mars 2010, où par le biais de la fiction un évêque se référant au Concile Vatican II, écrit à un jeune prêtre d’à peine 30 ans ayant la mentalité d’une bonne partie des jeunes prêtres actuels.
Ce que je pointe, c’est la vision du prêtre comme un être sacré, un homme séparé. Il y a dans notre tradition, catholique (et c’est à dessein que je ne mets pas de majuscule au mot tradition, car ce n’est qu’un usage, qui prévaut dans un temps donné, qui a varié dans le temps et qui pourrait encore changer), une vision du prêtre, comme un homme mis à part par le Seigneur. Dans cette perspective, le prêtre endosse le caractère sacerdotal du peuple de Dieu, tel qu’il est révélé dans l’Ancien Testament. En effet, c’est le peuple tout entier qui est mis à part parmi les nations, choisi et élu. Cette vision rejoint aussi la façon de percevoir la vocation prophétique. Le prophète de l’Ancien Testament est l’objet d’un appel qui le met à part, pour une mission qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas « la meilleure part ». Au point qu’il n’est pas rare que le prophète essaie d’échapper à Dieu. L’histoire de Jonas est, dans son mode épique et exagéré, exemplaire.
Rien de cela dans la façon dont Jésus choisit ses apôtres et ses disciples, rien de cela dans la façon dont sont choisis les anciens, presbytres et épiscopes, dans les écrits apostoliques. Tous sont choisis « au milieu de », comme « faisant partie de ».
Tu le sais bien, les premiers « prêtres » sont les chefs de communauté, des hommes sages qu’on désigne sous le vocable de presbytres ou d’épiscopes. Ils président le repas du Seigneur (les premières eucharisties), gouvernent les communautés, arbitrent les conflits, transmettent l’enseignement des apôtres. Il faudra des dizaines d’années, sans doute même un ou deux siècles, avant que le collège des collaborateurs de l’évêque soit ordinairement qualifié de collège de « prêtres ». Il faut dire que les premiers chrétiens ne tenaient à être confondus ni avec la religion civile romaine, qui avait ses prêtres sacrificateurs, fonctionnaires du « sacré », ni avec les adorateurs des divers cultes à mystères souvent originaires d’Orient et qui fleurissaient un peu partout. Les chrétiens manifestaient d’ailleurs si peu de sens religieux qu’aux yeux des Romains, qui avaient pourtant une très grande tolérance religieuse, ils étaient considérés comme des athées. C’est d’ailleurs en cela qu’ils constituaient une menace : comment faire confiance à des gens « sans foi ni loi »?
Et tu sais bien que, alors, les prêtres, comme les évêques, sont choisis par les communautés. Ils ne sont pas mis à part, mais choisis au milieu de tous et pour tous. Il n’est qu’à prendre l’exemple d’Ambroise de Milan, choisi pour sa sagesse, et qui n’était pas même baptisé. En un jour, il faut le baptiser et l’ordonner évêque… contre son gré, par l’action du peuple qui crie sans se lasser : « Ambroise, évêque ! » On était déjà au ive siècle, plus de trois cents ans après la résurrection du Christ, après Constantin. Le christianisme avait pignon sur rue. On ne peut guère prétendre qu’il s’agissait des « premiers temps » de l’Église…
Je te passe les innombrables siècles où les prêtres, dans leur quasi-majorité, ne répondent pas à une vocation, mais choisissent un métier, un « état », poussés par le curé du village ou parce que leur rang dans la famille les y contraint. Ça ne faisait pas forcément de mauvais prêtres, pas plus que les mariages de raison ne faisaient nécessairement de mauvaises unions. Certains époux tombaient amoureux l’un de l’autre, comme certains prêtres découvraient une véritable vocation.
Il a fallu attendre le XVIIIe siècle et l’exaltation des sentiments pour que l’on commence à se marier par amour et à entrer au séminaire par vocation. Et c’est au cours du XXe siècle que la prédominance du sentiment (de ce qui est ressenti) a prévalu sur tout autre motif — du moins en Occident, sachant que le modèle occidental a tendance à se répandre.
Il n’y a pas, au cours des siècles, une vision constante et unifiée de ce qu’est « le prêtre ».
De surcroît, pour nous, toi et moi, catholiques romains d’Occident, il y a depuis environ mille ans l’obligation du célibat. Il est certain que cette obligation, qui a eu beaucoup de mal à s’imposer, a largement contribué au statut « sacré » du prêtre. Puisque nous ne prenons pas de femmes (et encore moins d’hommes…), nous devenons des « intouchables ». Cette obligation, qui a pour origine la lutte contre le nicolaïsme (l’appropriation des charges et des biens d’églises par les prêtres pour leur fils), est avant tout une réponse pragmatique à un problème réel qui à l’époque est porteur de scandale. Ensuite, on a justifié la chose en développant des spiritualités de don total de soi, de préférence absolue pour le Christ, et aussi de pureté rituelle. Le résultat, c’est que cette discipline fait de nous des sortes d’« étrangers ». Oui, j’ose le mot, étrangers aux préoccupations ordinaires et légitimes des humains. Les soucis que nous n’avons pas, conserver l’amour et l’estime de notre épouse, élever dignement nos enfants, nous soucier de leur éducation, craindre pour leur santé, gagner notre vie afin de leur assurer un toit sur la tête, un repas dans leur assiette, un financement pour leurs études et de quoi payer leur abonnement de portable, nous mettent à part, que nous le voulions ou pas.
La vraie question, c’est de savoir comment nous faisons pour porter notre célibat comme une fécondité et non comme une stérilité. Comment le fait d’accepter d’entrer volontairement dans ce manque radical nous humanise-t-il ? Il faut pour cela prendre comme une grâce la fragilité qu’induit notre célibat et la solitude qui lui est liée. C’est une vaste question. Nous avons toute une vie pour y répondre. Et à chaque âge de notre vie, nous répondons différemment. Dans la jeunesse de notre engagement, nous ressentons le vide de nos bras qui ne se resserrent pas sur la présence d’un autre être humain. Puis, nous devenons pauvres des enfants que nous n’aurons pas. L’âge venant, nous ne cultiverons pas l’art d’être grand-père et, pour finir, nous redouterons les abandons de la vieillesse. Au fur et à mesure, il nous faut réactualiser notre choix de vie et découvrir comment ces fragilités nous rendent intimement solidaires de la condition humaine et nous ancrent dans la réalité.
Le vrai risque, c’est de penser que parce que nous sommes « libérés » des pesanteurs ordinaires, nous sommes déjà « du ciel ». Mais nous savons bien que c’est faux. Être ailleurs, loin des humains, c’est toujours du même coup être loin de Dieu.
Je suis toujours rempli de tristesse quand les gens, couples de fiancés, jeunes parents, futurs confirmés, honnêtes grands-mères, me disent, comme par automatisme :
— Mais vous, Père, ce n’est pas pareil.
Comme si j’appartenais à une autre race qu’eux ! Cette phrase me déchire le coeur. Le danger, c’est qu’au lieu d’être des médiateurs, des passeurs, de permettre à ces gens de voir Dieu qui vient vers eux, Dieu qui les attend, notre étrangeté devienne un obstacle et leur fasse penser que Dieu est pour les gens comme nous, les spécialistes, les « mis à part », mais qu’eux ne le méritent pas.
Alors, non, moi je ne veux être ni une « vache sacrée », ni un intouchable ! Je ne suis pas un homme tabou. Je veux être un homme au milieu des hommes, comme Jésus le fut.
Je t’entends bien cependant quand tu dis que tu veux être « un signe de la présence de Dieu, un signe de l’exigence de Dieu », et que tu ajoutes : « au risque d’être un signe de contradiction ». À cause de cela, tu n’hésites pas à être un signe visible, m’expliques-tu, en particulier dans ton vêtement, en portant le col romain et volontiers la soutane. Et tu me fais une sorte de remontrance en me disant que si, tout jeune prêtre, j’avais porté le col romain, mon paroissien qui voulait se confesser aurait su que j’étais un prêtre, et, ajoutes-tu, moi aussi.
Plus généralement, tu me parles d’être un signe. Est-ce que la visibilité des cols noirs et des soutanes dans la rue est un signe de la présence de Dieu? J’en doute. Un signe de contradiction, oui. Mais est-ce que tu crois qu’un prêtre en soutane suscite plus de sympathie qu’une femme en burka ? Les gens haussent les épaules : encore un fou de Dieu! Dans le meilleur des cas, ils trouvent ça folklorique ! Tu es un signe, oui, mais un signe d’attachement communautaire ou un signe du passé, pas un signe de la présence de Dieu, pas un signe de communion.
Il n’y a, pour nous chrétiens, qu’un seul signe de contradiction, c’est la croix du Christ. Paul l’a dit le tout premier en des termes puissants qui n’ont pas pris une ride : « Folie pour les juifs, scandale pour les païens. »
C’est la croix du Christ, le signe de contradiction, le signe du fol amour de notre Dieu, pas toi, généreux jeune homme drapé dans ta robe noire. Et, pour le reste, je te rappelle que la soutane, telle que nous la connaissons, n’a guère été portée plus de deux siècles, et encore, et que son premier usage est d’être un jupon qui cache les jambes quand on porte par-dessus une aube pleine de dentelles et de festons ajourés…
Pour le col romain, j’ai envie de dire : qu’importe, c’est une question de mode, rien d’autre. Quant à moi, je trouve ridicule de porter ce machin raide dans la vie courante. C’est un des bonheurs de la modernité de nous avoir libérés de l’obligation de porter constamment un vêtement conforme à notre état. Pas un de mes amis ne porte de cravate pour aller marcher en forêt, faire les courses ou accompagner ses enfants au cours de danse, pas plus que les filles ne portent de tailleur si elles ne sont pas dans une obligation de représentation.
Ces considérations vestimentaires posées, reste la question importante, celle de la visibilité. C’est l’une des grandes questions du catholicisme aujourd’hui dans le monde dit « sécularisé ». Question débattue ordinairement sous la forme : « Comment redonner de la visibilité… » Or, c’est une mauvaise question.
Je vais être provocateur, de la visibilité, nous en avons : il y a des églises vides et fermées partout. Les gens peuvent donc très bien voir ce qu’il y a à voir : l’effacement du catholicisme dans sa forme paroissiale historique. Qu’est-ce qu’ils voient d’autre? Le pape de Rome ! Le précédent était un géant médiatique drainant des foules immenses. L’actuel est un petit homme crispé sous le poids de la charge, soulevant la tendre affection de quelques généreux jeunes gens et jeunes filles, prêts à en découdre avec quiconque « toucherait à leur pape », petite cohorte de fidèles dont tu es sans doute.
Mais les gens ordinaires, ceux qui regardent la télé et font leurs courses au supermarché, ils voient mais n’entendent pas, ne comprennent pas. Notre problème, ce n’est pas la visibilité, c’est la lisibilité. Être visible, c’est facile, il suffit de douze mètres de moire rouge en capa magna, et, semble-t-il, certains prélats romains s’y adonnent avec grande jubilation. Mais est-ce que ça fait résonner l’Évangile?
Notre visibilité n’a aucune importance, nous ne sommes pas une multinationale qui mène une politique d’image. Nous n’avons pas à faire de communication sur nous-mêmes, nous avons à communiquer Dieu. Et le pire serait que nous fassions écran. Que je sache, le Christ, comme tous les hommes de son temps, portait une tunique et un manteau. Il mangeait et buvait comme tout le monde et avec tout le monde et rien ne le distinguait parmi les hommes que sa parole et le regard qu’il posait sur ceux qu’il croisait.