Une mutation cultuelle inexpliquée : le passage de l’Eucharistie communautaire à la messe privée

L’apparition des messes dites « privées » (au VI` s.), est toujours en usage malgré les suggestions contraires du concile Vatican II. Historiquement remarquons un changement dans le vocabulaire qui traduit une mutation cultuelle

Que désigne-t-on par messe ?

Durant la période paléochrétienne, et avant la césure du IIIe siècle, la célébration eucharistique est dite « repas du Seigneur (1. Cor. 11,20) ». La notion de sacrifice n’était pas présente. Ce n’est qu’à partir du VI’ siècle qu’apparaît le terme missa – messe, dans le sens d’Eucharistie majeure, et tout d’abord au pluriel. A partir du début du VIe siècle, missa devient le terme classique pour désigner l’Eucharistie. Mais par là rien n’est dit sur ce qu’est la missa « privata ».

Définition de la messe privée.

L’Eucharistie majeure devient « messe privée » quand elle est célébrée par le liturge seul, sans que les fidèles y participent ; ceux-ci peuvent, ou non, à titre individuel ou en groupe, être présents, mais leur présence n’est ni requise ni indispensable à la célébration. Si l’on préfère, est « missa privata » une Eucharistie mutilée, à qui fait défaut la dimension communautaire. La missa privata est dans ce sens une missa solitaria.

La messe privée ainsi définie apparaît à la fin du VIe ou au début du VIIe siècle et, dès le VIIIe siècle, elle prend place parmi les exercices de piété.

Le pourquoi des messes privées

Deux facteurs, entre autres, ont puissamment contribué à l’apparition (et à la multiplication) des messes privées :

1. – Le besoin ressenti, vers la fin de la période antique, par les fidèles et les liturges, de dire des messes votives, pour eux-mêmes, pour les vivants, pour les défunts, pour l’obtention de « grâces » (pluriel !) et de faveurs les plus diverses et de se constituer, à cet effet, en confréries.

2. – Les commutations pénitentielles sous forme de messes. La messe privée entraîne comme conséquence un bouleversement dans l’économie des ministères. La nouvelle praxis eucharistique requiert une augmentation massive du nombre des liturges, c’est-à-dire d’hommes ordonnés exclusivement pour « dire » des messes. Ces hommes, de préférence et en tout premier lieu, sont pris parmi les moines lesquels, avant l’apparition de la messe privée, n’étaient pas prêtres. La naissance du moine-prêtre est une des conséquences de la messe privée.

Les motivations.

1. – L’abandon de l’élément communautaire est certain. La vision antique de la nécessaire présence de l’assemblée des fidèles et de la concélébration de tous est évacuée, de même que l’est celle de l’unité dans la célébration

La célébration eucharistique comme acte communautaire est renforcée par le fait de considérer l’Eucharistie comme un « mystère » au sens antique du terme. Or, la notion du mystérion est propre aux communautés chrétiennes nées dans le pourtour du bassin méditerranéen. On imagine assez bien qu’à partir du VIIe siècle, les nouveaux venus à la foi, insulaires ou continentaux, éprouvaient quelque difficulté à concevoir de la sorte le processus eucharistique. L’on a dit aussi et avec raison que dans la mentalité celte et germanique, l’accent ne pouvait que se reporter davantage sur l’individu, au détriment de la communauté, et ceci clans tous les domaines de l’activité humaine. Il se manifeste une sorte de dégénérescence du « mystère » : la société cultuelle tend à considérer l’activité liturgique comme un ensemble de pratiques destinées au salut individuel. On a pu dire avec raison que le « mysterrum tend à devenir officium quotidianum » ou, si l’on préfère, que la divinisation progressive du chrétien par et dans l’Eucharistie est éliminée au profit d’une activité cultuelle qui n’est plus qu’instrumentation du salut.

C’est ainsi que la messe, peu à peu, prend place parmi les exercices ascétiques, dont l’accumulation et la réitération sont considérées comme des gages du salut personnel. La messe, en d’autres termes, devient un opus bonum, une œuvre par laquelle le chrétien se sanctifie, soit qu’elle est dite personnellement par le prêtre, soit que les laïcs demandent qu’elle soit célébrée à leurs intentions.

Par là était trouvée l’assise théologique justifiant la multiplication des messes. Dès le IVe siècle, apparaissaient dans la même logique, des affirmations sur la valeur salvifique du précieux Sang eucharistié. La messe, devenue objet de dévotion privée, se détache de la communauté, pour n’être plus que l’œuvre du seul liturge. Aliénation parallèle à celle par où le chrétien abandonne la communauté ecclésiale pour rejoindre les groupements par confréries.

2. – L’angoisse du chrétien devant l’Au-delà. L’appréhension devant le salut ne semble pas, durant les longs siècles de la période paléochrétienne, avoir tourmenté particulièrement les fidèles. C’est dans les monastères du Sud de la Gaule que les maîtres en spiritualité mirent explicitement en avant la doctrine selon laquelle l’homme était libre de choisir entre bien et mal et, par ses propres moyens, entendons par ses exercices ascétiques, était capable de faire son salut. La doctrine augustinienne sur la grâce, qui aurait pu procurer les apaisements nécessaires, n’a trouvé aucun écho dans les milieux monastiques. Le chrétien se met donc à la recherche d’un moyen assuré, si possible à effets quasi automatiques et indépendants du vouloir chancelant du pécheur. Et c’est la messe qui fut considérée comme un de ces moyens, le plus sûr de tous.

La hiérarchie, à plusieurs reprises, s’appliqua à rappeler la doctrine de l’Eglise. Elle ajouta, ce faisant, au désarroi spirituel du chrétien, écartelé entre la recommandation donnée par les maîtres spirituels de gagner le ciel par les bonnes œuvres, et l’affirmation relative à l’impuissance radicale de la volonté humaine. Cette doctrine officielle de l’Eglise, si elle avait trouvé le moindre écho, aurait fait obstacle à l’apparition de la messe privée.

Conclusion

Rien dans le processus du repas sacré majeur des chrétiens et rien dans la signification originelle qui y est attachée ne permet de prévoir ce « passage à la messe privée ». Tout, au contraire, nous invite à croire qu’il n’y a pas eu d’évolution interne à l’institution. La naissance de la messe privée serait donc due à des causes extrinsèques et étrangères. L’Eucharistie semble effectivement avoir été réinterprétée en fonction d’un système pénitentiel, lui aussi en rupture avec la pénitence antique et, plus concrètement, en fonction des commutations propres à la paenitentia tarifée. L’Eucharistie a été réinterprétée aussi, et peut-être surtout, par les fidèles angoissés dans leur quête du salut, insensibles à toute notion de « mystère », préoccupés de trouver un moyen sûr, sinon infaillible, qui leur garantirait dans la vie d’outre-tombe une salvatio individuelle, et ceci autrement que par le truchement de la communauté ecclésiale.

Pour plus d’information, un article plus détaillé https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1980_num_54_3_2889 Il est possible de le télécharger. IL suffit de cliquer sur l’icone de la colonne de gauche PDF

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